Le 21 septembre 2021, la statistique canadienne a perdu une figure emblématique, Constance van Eeden, une grande dame de la statistique. Constance a contribué énormément à la statistique à travers la formation et la recherche, au cours d'une carrière très active qui a duré plus d'un demi-siècle.
Constance est née à Delft, aux Pays-Bas, le 6 avril 1927; la famille a passé les années éprouvantes de la guerre à Bergen op Zoom. Un souvenir heureux est le jour où la ville a été libérée par les troupes canadiennes, en octobre 1944.
Constance a obtenu son BSc en 1949 à l'Université d'Amsterdam, et a travaillé sur sa maîtrise et son doctorat tout en étant employée par le Mathematical Center (maintenant CWI) à Amsterdam. Elle a obtenu son doctorat avec la mention cum laude en 1958 comme une des quatre étudiants de doctorat du célèbre mathématicien David van Dantzig. Le sujet de sa thèse découlait d'un travail de consultation sous la supervision de Jan Hemelrijk.
En 1960, Constance est invitée par Hermann Rubin à l'Université d'État du Michigan, où elle rencontre son mari, le talentueux statisticien Charles Kraft, qui décède prématurément en 1985. Après un court séjour à l'Université du Minnesota, van Eeden et Kraft s'installent à Montréal en 1965, invités par plusieurs personnes, notamment Jacques St-Pierre et Maurice L'Abbé. L'arrivée de Kraft et van Eeden a donné un grand essor à la statistique scientifique au Québec.
La carrière de chercheur de Constance couvre plus de 50 ans et elle est restée tout aussi active après sa retraite. Ses principaux coauteurs ont été Charles Kraft et Jim Zidek, et elle a publié plus de 70 articles évalués par des pairs et deux livres.
Ses premières contributions, dans les années 1950, ont révélé son grand courage intellectuel, ses compétences mathématiques et son originalité. En effet, dans sa thèse de doctorat, elle a proposé un tout nouveau sous-domaine de la statistique, à savoir l'inférence pour les espaces de paramètres contraints. (Dan Brunk a proposé la même chose indépendamment à peu près à la même époque).
On ne peut apprécier tout son impact qu'en considérant le contexte, une époque où la statistique fisherienne était en pleine gloire et où la théorie de la décision de Wald était en pleine ascension. Ces deux paradigmes reposaient sur l'hypothèse irréaliste d'un espace de paramètres illimité, alors que Constance plaidait pour une théorie qui incluait des contraintes.
Bien en avance sur son temps, le développement du domaine des espaces de paramètres contraints est resté inexploité jusqu'à ce que Casella et Strawderman publient leur article sur ce sujet au début des années 1980. Leur article a suscité un intérêt qui continue sans relâche. De plus, tout au long de sa carrière, Constance a contribué à un solide programme de recherche dans ce domaine; en 2006, elle a publié chez Springer une monographie sur l'estimation dans les espaces de paramètres contraints. L'importance de ce domaine ne peut être surestimée, car les méthodes statistiques qui tiennent compte de contraintes sur les paramètres peuvent améliorer considérablement leur performance.
Dans une autre direction, Constance, souvent en collaboration avec Charles Kraft, a réalisé des travaux fondateurs en inférence statistique non paramétrique. Leurs maintes contributions ont été publiées dans des revues de premier ordre, comme les Annals of (Mathematical) Statistics et JASA. Pendant de nombreuses années, « Kraft et van Eeden » ont été des noms marquants dans cette discipline. Leur visibilité a probablement été rehaussée par la publication d'un livre très novateur dans ce sujet, en 1968. De fait, Constance a continué à publier dans ce domaine au-delà de 2000, alors que ses premiers articles en statistique non paramétrique datent de 1958; ses premières contributions sont citées dans le livre classique de Hájek-Šidák sur les tests de rang.
Sa réputation d’experte de la statistique non paramétrique a été renforcée par le fait que nombre de ses étudiants et de leurs étudiants (ses « enfants » et « petits-enfants » comme elle aimait dire) ont travaillé dans le domaine des tests et de l'estimation non paramétriques; à ce titre, elle est la fondatrice de l'école québécoise en statistique non paramétrique.
En ce qui concerne ses contributions dans d'autres domaines, nous mentionnons sa collaboration à long terme avec Jim Zidek, qui découle de son travail sur la théorie bayésienne des groupes, où l'on ne peut se limiter au cas a posteriori. Cependant, dans le cas pré-a posteriori, le rôle du paramètre inconnu dans la théorie de Wald est joué par des hyper paramètres qui indexent soit la fonction a priori, soit la fonction d'utilité. Puisque dans ce contexte, les membres du groupe sont censés partager des connaissances, des contraintes sur les hyper-paramètres sont inévitables. Cela a incité Jim à impliquer Constance dans ce qui s'est avéré être une collaboration très productive. Une partie de cette collaboration s’est élargie pour inclure l'estimation par vraisemblance pondérée, où les espaces de paramètres contraints sont également présents. Et dans une toute nouvelle direction, est venu leur travail sur la sélection de sous-ensembles bayésiens.
Tous ses collaborateurs ont apprécié ses exigences extrêmement hautes et son fort sens de la précision. Avant tout, elle ne se précipitait jamais pour publier : les premières versions d’un article devaient rester dans un tiroir pendant un certain temps. En travaillant avec Constance, Jim a constaté de près sa passion pour la recherche, son originalité et son amour de la discipline.
L'acuité de Constance en tant qu’arbitre était proverbiale; elle a été rédactrice adjointe des Annals of Statistics (1974–1977), de la Revue canadienne de statistique (1980–1994) et des Annales des sciences mathématiques du Québec (1986–1998). Enfin, son long mandat de rédactrice en chef de la revue de classification d’articles éditée par l’ISI (1994–2004) est une autre de ses contributions majeures à notre discipline (récompensée en 1999 par la médaille « Henri Willem Methorst »). Elle a maintenu les standards élevés de ce journal tout en jouant un rôle déterminant dans sa mise en place sur une plateforme électronique efficace.
Constance était également une grande pédagogue. Ceux qui ont suivi un cours avec Constance van Eeden se souviennent de ses présentations, claires et faciles à suivre, résultat d'une préparation très soignée. Certains de ses anciens étudiants se réfèrent encore à ses notes de cours, quelle que soit leur spécialisation actuelle (mathématiques, informatique, statistique). Le talent de Constance en tant que professeure explique pourquoi tant d'étudiants ont voulu poursuivre des études supérieures sous sa direction. En tout, elle a eu 14 étudiants au doctorat et 19 à la maîtrise. Elle était une conseillère et un mentor exemplaire et tout à fait unique, qui a inculqué à ses étudiants son professionnalisme et son sens de la rigueur. D'ailleurs, au Canada, ses diplômés de doctorat ont occupé des postes universitaires de Vancouver à St. John's, Terre-Neuve, conformément à la devise du Canada : A Mari usque ad Mare !
Constance choisit de prendre sa retraite en 1988; elle devient professeure émérite à l'Université de Montréal et professeure associée à l'UQAM. Par ailleurs, 1989 marque le début de son implication à long terme avec l'UBC : nommée Adjunct Professor, son poste est rapidement transformé en professeure honoraire de statistique. Cette nomination d'une icône de la science statistique a donné un grand coup de pouce à la stature du jeune département et a donné à Constance un autre foyer académique, puisqu'elle a visité l'UBC chaque année jusqu'en 2012. De plus, Constance a créé un fonds de dotation pour le département, qui finance une variété de programmes pour les visiteurs et les étudiants de cycles supérieurs.
Sa carrière extraordinaire en recherche et formation a été honorée et elle a reçu de nombreuses distinctions. Pour saluer ses mérites, l'Université de Montréal a créé, en 1998, le prix Constance van Eeden qui est décerné au meilleur diplômé du baccalauréat en statistique. Elle a reçu une médaille d'or de la SSC (1990), des fellowships de l'IMS (1972), de l'ASA (1972) et un titre de membre élu de l'ISI (1979). Au moment de son décès, elle était membre honoraire des sociétés de statistique canadienne et néerlandaise.
Lors de la célébration organisée au CRM en mai 2002 pour son 75e anniversaire, de nombreuses références ont été faites à la générosité et à la patience de « Madame van Eeden ». Que ce soit à Montréal ou à Vancouver, où elle est devenue un membre de la famille universitaire, elle était présente à son bureau tous les jours, toujours à l’écoute des professeurs et des étudiants, prête à les conseiller. Elle insistait pour déjeuner avec d’autres professeurs ainsi que des étudiants et ne manquait pas une fête au département. C'était Constance la personne et elle était très aimée.
Constance louait souvent les plus jeunes, ses étudiants, sa fille Kari, ses beaux-enfants (les filles et le fils de Kraft). Elle affirmait que son penchant était la résolution de problèmes : deux de ses passe-temps favoris étaient les mots croisés et le tricot. Mais pour connaître Constance, il fallait visiter le lieu de sa retraite, le village bucolique de Broek in Waterland, au nord d'Amsterdam. À seulement 15 minutes en bus de la très fréquentée station Amsterdam Centraal, Broek vit à un rythme plus lent, entouré de verts pâturages où paissent les vaches.
Que ce soit Constance l’être humain ou Constance l'icône, elle va nous manquer beaucoup.
Écrit par Sorana Froda & Jim Zidek