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Isobel LOUTIT
Membre honoraire de la SSC
2009

Isobel LOUTIT, 1909-2009

L’été dernier, pendant que je passais des vacances avec ma famille à Winnipeg, nous avons dîné avec mon beau-père dans son immeuble à appartements pour aînés au centre-ville. Quatre soeurs étaient assises autour de la table. Étant donné que les conversations où je suis participant à l’heure du repas portent rarement sur la statistique, je fus surpris par la tournure des événements. Pour une raison que je ne peux me rappeler, une des soeurs, une nonagénaire frêle et exhubérante, a déclaré qu’elle était statisticienne. Après lui avoir demandé où et quand elle avait travaillé, où, quand et avec qui elle avait étudié, j’en suis venu à la conclusion que j’étais en présence non seulement de la plus vieille statisticienne de la province du Manitoba, mais aussi d’une des premières femmes, sinon la première, à travailler professionnellement comme statisticienne au Canada. Elle s’appelle Isobel Loutit. J’ai rapidement pris rendez-vous avec elle pour une entrevue au sujet de sa carrière. Les deux heures que j’ai passées avec elle par la suite étaient à la fois fascinantes et éducatives. 

D’origine écossaise (Loutit est un nom écossais des îles Orkney), Isobel est née à Selkirk, au Manitoba, en juillet 1909. Elle a étudié les mathématiques, avec une mineure en français, à l’Université du Manitoba; elle a obtenu son baccalauréat en 1929. C’était avant le temps d’un des tout premiers statisticiens du Manitoba, Cyril Goulden. Bien que M. Goulden soit arrivé au Manitoba en 1925, il n’a commencé à enseigner que deux ans après qu’Isobel ait obtenu son diplôme. Ils ne se sont jamais rencontrés; M. Goulden travaillait au Laboratoire de recherche Dominion Rust, qui était situé dans le collège d’agriculture sur le campus de Fort Garry. À l’époque où Isobel fréquentait l’université, les cours d’arts et de sciences se donnaient sur un campus du centre-ville, qui est maintenant l’aire occupée par le parc Memorial, en face de l’assemblée législative du Manitoba. Les principaux professeurs de mathématiques d’Isobel étaient Neil Bruce MacLean, Norman Wilson et Lloyd Warren. Astronome et mathématicien appliqué de métier, c’est M. Warren qui a élaboré le programme d’actuariat à l’Université du Manitoba. MM. Wilson et Warren ont corédigé un ouvrage1 pour les étudiants du 1er cycle qu’Isobel a utilisé pendant sa première année d’études universitaires.2 M. Warren a aussi enseigné des cours de statistique. Quand Isobel suivait le cours de statistique de M. Warren, l’ouvrage utilisé était celui de Gavett3 ; le traité classique de statistique de Yule4 (probablement la 8e édition) était un des quatre autres livres suggérés comme ouvrages de référence supplémentaires.5 Le plan de cours abordait entre autres la statistique descriptive, la corrélation, les séries chronologiques et l’ajustement des courbes. Isobel a aussi pris quelques cours connexes. L’un deux portait sur la théorie de la probabilité et utilisait les chapitres appropriés (notamment les permutations et les combinaisons) du traité de mathématiques classique de Hall et Knight (probablement la 25e impression de la 4e édition)6 – l’ouvrage de Coolidge7 servant de référence additionnelle – ainsi que des applications à l’assurance, utilisant un ouvrage classique sur les risques viagers.8 Elle a aussi pris des cours sur l’analyse numérique (appelée différences finies à l’époque) et sur la théorie des moindres carrés. Ses camarades de classe considéraient qu’Isobel était une personne à la fois enjouée et très intelligente,9 des traits de caractère que j’ai aussi remarqué chez elle quand je lui ai parlé.

En 1929, quatre femmes, dont Isobel, ont obtenu leur baccalauréat en mathématiques. Une fois diplômées, seulement trois débouchés s’offraient à elles : l’enseignement, les sciences infirmières et le secrétariat. Quand je lui ai demandé si les femmes avaient accès à des emplois dans l’industrie, elle a répondu «Pas vraiment. On pouvait essayer, mais je ne connais personne qui en a obtenu un.» Trois des femmes, dont Isobel, se sont dirigées dans l’enseignement; la quatrième a pris un cours de secrétariat après l’obtention de son diplôme et a travaillé comme secrétaire à Monarch Life à Winnipeg. Étant donné les choix de carrière limités, l’enseignement était un cheminement tout naturel pour Isobel. Son père avait été instituteur et directeur d’école, ainsi que gérant des ventes à Moir’s School Supplies. Même dans l’enseignement, il y avait des restrictions; les hommes avaient le premier choix pour les matières qu’ils voulaient enseigner. Bien que sa formation principale était comme mathématicienne, Isobel a enseigné sa matière secondaire, soit le français. À quelques reprises, elle a eu l’occasion de donner des cours de mathématiques. Une fois, alors que le professeur de mathématiques a été malade pendant deux semaines, Isobel a enseigné ses cours à sa place. Quand il est revenu, plusieurs étudiants ont continué d’aller vers Isobel pour obtenir de l’aide dans cette matière. Isobel a enseigné dans des écoles pendant environ dix ans, dont un an dans une école de campagne, cinq ans à Winnipegosis et, enfin, dans une école secondaire de premier cycle à East Kildonan.

La Deuxième Guerre mondiale a changé le cours de la carrière d’Isobel Loutit. En un court laps de temps, elle est passée du métier d’institutrice à celui de statisticienne du contrôle de la qualité à Northern Electric, maintenant Northern Telecom, à Montréal. Un jour, elle a aperçu une liste de blessés de guerre où figuraient quatre de ses anciens étudiants, et a décidé de contribuer directement aux efforts de guerre.10 À peu près à la même époque, pour diminuer la pénurie de main-d’oeuvre dans l’effort de guerre, le gouvernement publiait des annonces invitant des femmes à postuler des emplois dans l’industrie qui traditionnellement étaient occupés par des hommes. Il s’agissait principalement d’emplois de manufacture et de bureau. Isobel a répondu à une annonce demandant des femmes dans les domaines de la science, des mathématiques et, en particulier, de la physique, pour aider les ingénieurs qui testaient du matériel et de l’équipement destinés aux activités de guerre. En janvier 1942, Isobel a commencé à travailler au Bureau d’inspection du Royaume-Uni et du Canada à Peterborough, en Ontario. Après deux mois, elle a été mutée comme fonctionnaire à Northern Electric à Montréal, avec qui le gouvernement avait signé un contrat pour la fabrication de la conduite de tir antiaérien Vickers, un dispositif mécanique de calcul fonctionnant à l’électricité et utilisé pour pointer l’artillerie. Mis au point dans les années 1920s, entre cinq et dix mille de ces machines étaient en utilisation pendant la guerre.11 Un des problèmes auxquels la Northern Electric a dû faire face dans la fabrication des pièces de la conduite de tir a été la perte de plusieurs ingénieurs et personnel technique qu’elle avait envoyés à Coventry en Angleterre pour obtenir les plans de l’instrument et pour étudier comment ce dernier était fabriqué. Pendant la traversée, le bateau sur lequel ils voyageaient a été torpillé et a coulé; cette tragédie a ralenti la production.

Le travail d’Isobel dans la fonction publique consistait à veiller à ce que les machines à calculer fabriquées effectuaient les calculs correctement. Dans le cadre de sa formation, elle était tenue de démonter des machines, de les remonter et de s’assurer qu’elles fonctionnaient bien. En raison des connaissances mathématiques et techniques que possédait Isobel, V.O. Marquez, qui était alors gestionnaire puis PDG à Northern Electric, a demandé au gouvernement de libérer Isobel pour qu’elle puisse accepter un poste permanent à Northern. Cette transition n’a pas été souple. Les fonctionnaires qui travaillaient pour le gouvernement pendant la guerre n’étaient habituellement pas autorisés à changer d’emploi. En outre, toutes les dispositions qui avaient été prises à son sujet étaient verbales – rien n’avait été consigné sur papier et elle était tenue de rester sans travail pendant une journée avant d’entamer un nouvel emploi. Elle a été embauchée par Northern Electric en janvier 1943 et y est demeurée jusqu’à sa retraite en 1972.

À son arrivée à Northern Electric, Isobel a dû faire face à un problème immédiat. On l’avait embauchée selon une échelle de salaire du gouvernement, et il y avait deux échelles de salaires à Northern, une pour les hommes et une pour les femmes. Marquez ne pouvait donner d’augmentation à Isobel étant donné qu’elle était déjà au plus haut niveau salarial pour les femmes. Puisque son travail avait trait au service technique, Marquez a décidé de la nommer ingénieure, bien qu’elle ne possédait aucune formation ou qualification dans ce domaine. Northern Electric ne disposait pas d’une échelle de salaire différentielle pour les ingénieurs. Elle est donc demeurée «ingénieure» pendant toute sa carrière à Northern Electric, jusqu’à ce qu’elle assume des responsabilités de direction.

Une fois les travaux reliés à la conduite de tir Vickers terminés, Isobel est passée à la division de téléphone de la compagnie. En 1947, elle est passée à la division des fils et des câbles, où elle a dirigé le groupe des méthodes statistiques et du contrôle de la qualité. Elle était responsable de l’analyse des données et supervisait un certain nombre de personnes, dont des ingénieurs, des techniciens et des commis qui tenaient les registres sur la qualité des produits et qui effectuaient régulièrement des études sur le contrôle de la qualité. Elle a été exposée à l’informatique pour la première fois avec la calculatrice Comptometer. Les travaux statistiques avançaient lentement. Il fallait toute une journée pour effectuer les calculs nécessaires avec les formules correctes. Isobel se tenait à la fine pointe des nouveautés au niveau du matériel (par exemple, l’adoption des ordinateurs avec des cartes à perforer) et de la méthodologie de l’inspection par échantillonnage. En 1966, bien que sa description de poste et son salaire soient restés les mêmes, elle a reçu le titre officiel de chef de service12 et une description de poste de direction. Elle était la première femme gestionnaire à Northern Electric et, dans ses propres mots, c’était là un pas de géant pour la compagnie. En acceptant le poste de direction, Isobel devait se soumettre à un examen médical obligatoire car la compagnie s’inquiétait des possibilités de crise cardiaque parmi ses gestionnaires. L’examen médical s’est révélé relativement inutile puisque les gestionnaires masculins constituaient le seul point de comparaison dont disposaient ses examinateurs.

Pour se tenir au courant des faits nouveaux dans son domaine, Isobel a pris plusieurs cours de perfectionnement professionnel. En 1954, elle a suivi un cours de deux semaines sur les plans d’expériences en matière de contrôle de la qualité.13 Le cours, dispensé l’été de cette année à l’Université Queen’s, était enseigné par Daniel DeLury de l’Université de Toronto. Plus tard, elle a pris un cours donné par Western Electric à Allentown, en Pennsylvanie, et en 1961, elle a pris un cours sur la gestion du contrôle de la qualité offert par General Electric à West Point, New York. Ce cours prenait la forme d’une étude de cas et d’un séminaire et il était limité à 30 participants.14 Isobel était la seule Canadienne et l’une de seulement deux femmes à suivre le cours. Le rapport des sexes était probablement une amélioration comparativement aux expériences antérieures d’Isobel. En 1955, elle avait pris part à une conférence nationale sur le contrôle de la qualité à New York. Il y avait plusieurs centaines d’hommes et seulement une douzaine de femmes.

En suivant des cours de perfectionnement et en assistant à des conférences, Isobel a rencontré certains des géants du contrôle de la qualité, dont W. Edwards Deming pendant ses premières années dans ce domaine. Elle a aussi rencontré Walter Shewhart de Bell Laboratories, célèbre pour son diagramme de contrôle. Elle a dit de M. Shewhart que c’était «une personne tranquille – il vivait dans ses diagrammes.»

Comme c’était habituellement le cas dans l’industrie, on n’encourageait pas les praticiens à publier des articles scientifiques. Par conséquent, Isobel n’a jamais publié de travaux sur la statistique ou le contrôle de la qualité sous son propre nom. Toutefois, elle a rédigé un certain nombre de rapports techniques internes sur la façon d’effectuer des procédures statistiques afin d’aider les employés à mieux exécuter leurs tâches.

Isobel est devenue très active dans l’American Society for Quality Control (ASQC) et en particulier dans la section de Montréal, qui a été créée en 1950. C’est dans les années soixante qu’elle a fait ses contributions les plus visibles à l’ASQC. En 1961, elle était présidente de programme pour le Forum d’un jour sur le contrôle de la qualité, organisé par la section de Montréal. Le Forum était organisé chaque année depuis 1957 sous forme d’une conférence d’une journée sur le contrôle de la qualité. Isobel avait invité son ancien patron V.O. Marquez, qui était maintenant devenu vice-président de Northern Electric, à faire l’allocution du déjeuner. À l’occasion de ce forum, Isabel a fait quelque chose d’inouï pour la section de Montréal et dans l’ASQC : ses remarques comme présidente du forum ont été prononcées en français. C’était la première fois que le français était utilisé officiellement par cette société professionnelle. Il y avait eu quelques querelles dans la section au sujet de l’utilisation du français aux réunions, donc Isobel, sans l’annoncer aux autres, a entrepris de briser la glace en ce qui a trait au mur des langues dans la section. L’année suivante, elle a fait un exposé sur les diagrammes d’opérateurs à l’une des réunions mensuelles de la section de Montréal. Pendant l’exposé, elle a décrit l’utilisation des méthodes statistiques de contrôle de la qualité, notamment dans la production de fils et de câbles, et a souligné certaines des difficultés rencontrées, dont l’homogénéité des lots, le caractère aléatoire des échantillons et la précision des mesures.15 Quatre ans plus tard, en 1966, les sections canadiennes de l’ASQC (Hamilton, Kitchener, London, Montréal et Toronto) se sont réunies pour la toute première conférence régionale canadienne de l’ASQC. Elle s’est tenue à Toronto et Isobel était la présidente du programme.16 En 1969, elle est devenue présidente de la section de Montréal, la première femme à occuper ce poste. À la fin de son mandat, elle a été invitée à être la maîtresse de cérémonie d’un dîner donné en l’honneur des présidents de diverses sociétés au Club des professeurs de l’Université McGill. Elle a débuté son discours en disant : «Mesdames et Messieurs...» Quand l’auditoire a éclaté de rire, elle a regardé autour d’elle et a remarqué qu’elle était la seule femme présente au dîner. Ironiquement, quand elle a été invitée à assister aux célébrations du 50e anniversaire de la section de Montréal de l’ASQC et à faire quelques brèves remarques, sa lettre d’invitation était adressée à M. I. Loutit et l’appel disait : «Monsieur...»

Isobel Loutit a eu une carrière très réussie dans la statistique, dans un environnement qui était presque exclusivement réservé aux hommes. Cela a été un grand plaisir pour moi de la rencontrer et aussi une merveilleuse expérience d’apprentissage.

David Bellhouse, Université Western Ontario

Les références

1. N.R. Wilson et L.A.H. Warren, 1926, An Intermediate Algebra, Toronto, Oxford University Press.
2. Annuaire des cours de la Faculté des Arts et des Sciences de 1925 – 1926, Université du Manitoba. Archives de l’université du Manitoba.
3. G. Irving Gavett, 1925, A First Course in Statistical Method, McGrawHill, New York.
4. G.U. Yule, 1927, An Introduction to the Theory of Statistics, 8e édition. C. Griffin and Co., London.
5. Annuaire des cours de la faculté des Arts et des Sciences 1927-1928 et 1928-1929, Université du Manitoba. Archives de l’Université du Manitoba.
6. H.S. Hall et S.R. Knight, 1891, Higher Algebra: a Sequel to Elementary Algebra for Schools, 4e édition. Macmillan and Company, Londres. Réimprimé en 1924 (et plusieurs années subséquentes).
7. J.L. Coolidge, 1925, An Introduction to Mathematical Probability, Oxford, Clarendon Press.
8. E.F Spurgeon, 1922, Life Contingencies, Londres, Institute of Actuaries, C. & E. Layton.
9. Brown and Gold, the Year Book of the University of Manitoba, Volume 10, 1929. Syndicat des étudiants de l’Université du Manitoba.
10. The Northern News, 23 octobre 1961.
11. William Aspray, 1990, Computing Before Computers, Ames, Iowa State University Press, pp. 186-189
12. The Northern News, 18 avril 1966.
13. The Northern News, 23 octobre 1961.
14. Lettre de Paul C. Clifford, de Institut d’éducation et de formation de l’ASQC, envoyée à tous les présidents de section de l’ASQC et datée du 14 avril 1961 (lettre en la possession d’Isobel Loutit).
15. Bulletin de l’American Society for Quality Control, section de Montréal, mars 1962.
16. The Northern News, 4 avril 1966
 

 

Citation Accompanying the Award / Criteria / Award Delivery

À Isobel Loutit, l’une des premières femmes à travailler professionnellement comme statisticienne et scientifique au Canada, pour ses travaux pionniers dans le domaine de l’amélioration de la qualité et de l’analyse statistique; et pour son dévouement à l’enseignement de la mathématique et de la statistique.