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Donald A. S. Fraser (1925–2020)
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Éloge funèbre : Donald A. S. Fraser (1925–2020)

Le 21 décembre 2020, le Canada et le monde ont perdu l’un de leurs statisticiens les plus illustres et les plus influents en la personne de Donald Alexander Stuart Fraser, OC, FRSC, décédé à l’âge de 95 ans. Sa conjointe, Nancy Reid, elle-même statisticienne réputée, était à ses côtés.

Le parcours scientifique exceptionnel de Don, qui s’étend sur plus de 70 ans, a révélé sa pensée créative, sa profonde intuition et sa grande passion pour la statistique. Auteur de plus de 280 articles de recherche, deux ouvrages spécialisés et trois manuels largement diffusés qui ont initié des générations d’étudiants au sujet dans les années 50, 60 et 70, il a eu une influence profonde et durable sur les progrès réalisés dans ce domaine au Canada et à l’international.

Rattaché à l’Université de Toronto pendant toute sa carrière, entamée en 1949, Don a été pendant des décennies le chef de file intellectuel le plus éminent de la discipline au Canada. Il a formé de nombreuses générations de statisticiens et d’analystes de données, encadrant 55 doctorants. Il a joué un rôle clé dans la création du Département des sciences statistiques de son université, dont il a été le premier directeur de 1977 à 1983. Sa stature a attiré des talents et a aidé l’Université de Toronto à devenir le centre d’excellence en statistique qu’elle est encore à ce jour. Il a également participé à la création d’une association nationale de statistique et donné du prestige à La revue canadienne de statistique (RCS) en agissant à titre de rédacteur en chef de 1977 à 1980. Au-delà de sa retraite, en 1986, il a continué à exercer un leadership pendant huit ans comme professeur à l’Université York, où il a contribué à l’édification de la statistique.

Élu à la Société royale du Canada à l’âge de 42 ans, Don a été le premier médaillé d’or de la Société statistique du Canada (SSC) en 1985. Il a ensuite été nommé docteur honoris causa de l’Université de Waterloo (1992) et de l’Université de Toronto (2002), ainsi qu’officier de l’Ordre du Canada en 2011 en reconnaissance de ses apports à la science et à la société. Entre autres distinctions, il était compagnon de l’Institut de statistique mathématique (1954), de la Société royale de statistique (1956), de l’Association des statisticiens américains (1962), de l’Association américaine pour le progrès de la science (1971) et de la Société américaine de mathématiques (2015), ainsi que membre élu de l’Institut international de statistique (1962). De plus, il a été conférencier R.A. Fisher en 1990, est devenu membre honoraire de la SSC en 1991 et a reçu la Médaillé d’or de la Société islamique de statistique en 2000.

 

Fils de Maxwell John Fraser et d’Ailie Jean Stuart, Don naît à Toronto le 29 avril 1925. Élevé à Stratford (Ontario), il fréquente le Collège St. Andrew's d’Aurora de 1939 à 1942 et l’Université de Toronto de 1942 à 1947, où il décroche un baccalauréat en mathématiques, physique et chimie en 1946 et une maîtrise en 1947. Il se distingue très tôt comme boursier Putnam et membre de l’équipe championne au concours international de mathématiques Putnam en 1946. Cette prouesse lui vaut une bourse d’étude à l’Université de Princeton, où il obtient son doctorat en deux ans. C’est là que sous le mentorat de John Tukey et Samuel Wilks, il se spécialise en statistique, domaine de recherche qui est alors nouveau et en plein essor.

Après avoir obtenu son diplôme de Princeton en 1949, Don est embauché par le Département de mathématiques de l’Université de Toronto à titre de professeur adjoint en statistique. Il acquiert rapidement une réputation tant en enseignement qu’en recherche et est titularisé dès l’âge de 33 ans. Il assume pratiquement seul le développement de la statistique dans son université. Il réussit à y bâtir un groupe de recherche solide et diversifié; bon nombre de ses étudiants auront de belles carrières universitaires au Canada ou à l’étranger. Bien que ses propres recherches soient résolument axées sur la théorie, il reconnaît très tôt l’importance du calcul statistique et la nécessité de se doter d’infrastructures et de spécialistes dans ce domaine.

De ses échanges du début des années 50 avec Sir Ronald Fisher jusqu’à la toute fin de sa carrière, Don crée une œuvre empreinte d’audace et d’une grande originalité. Il se démarque tôt au plan pédagogique en rédigeant deux manuels largement utilisés : Nonparametric Methods in Statistics (1957) et Statistics: An Introduction (1958). Au fur et à mesure que croît sa réputation d’enseignant et de chercheur, ses livres deviennent des références classiques. En 1976, il en écrit un troisième, Probability and Statistics: Theory and Applications, qui est aussi bien reçu.

Dès le début de sa carrière, Don apporte plusieurs contributions très originales et importantes à la théorie statistique. L’un de ses articles les plus cités s’intitule « Structural probability and a generalization » (Biometrika, 1966). Écrit en solo, comme la plupart de ses publications entre 1951 et 1970, ce papier esquisse une nouvelle approche de l’inférence appelée inférence structurelle qui exploite de manière essentielle et innovante la structure mathématique d’une vaste classe de modèles stochastiques. Puis, avec ses collègues et étudiants, Don élabore et étend cette théorie dans un grand nombre d’articles et deux ouvrages spécialisés : The Structure of Inference (1968) et Inference and Linear Models (1979). Vu l’importance des contributions de Don, son article de 1966 a été réimprimé dans Breakthroughs in Statistics: Foundations and Basic Theory (Springer, 1992).

Les écrits de Don sur l’inférence structurelle ont illustré le rôle central de la vraisemblance dans l’inférence statistique. Ce point de vue, qui fait consensus aujourd’hui, allait pourtant à l’encontre d’opinions très répandues à l’époque. Dans les années 80 et 90, de nombreux travaux ont été consacrés aux approximations asymptotiques de la vraisemblance. Les recherches de Don, menées en bonne partie avec Nancy, ont été à l’avant-garde de ces développements, depuis son introduction novatrice du modèle exponentiel tangent dans Biometrika (1990) à son article de 2014 dans JASA avec Davison, Reid et Sartori sur l’inférence directionnelle. Ses contributions à la théorie asymptotique de l’inférence, alliées à ses travaux antérieurs sur l’inférence structurelle, ont apporté un éclairage nouveau et inattendu sur l’interface entre les approches bayésienne et fisherienne. Son article de 2010 dans le Journal of the Royal Statistical Society, cosigné par Reid, Marras et Yi, a abordé directement ce débat.

Tout au long de sa carrière, Don est resté très actif en recherche, publiant d’importants travaux dans toutes les grandes revues statistiques. Faisant preuve d’originalité, il a vu des liens entre l’inférence fondée sur la vraisemblance et des sujets que d’aucuns auraient jugé tangents à ses intérêts. Par exemple, son article avec Bédard et Wong, publié en 2007 dans Statistical Science, s’est distingué en proposant une approche innovante de l’échantillonnage de Monte-Carlo par chaîne de Markov, dont il a développé les aspects calculatoires avec un succès considérable.

Bien que Don ait eu un impact considérable en recherche, l’influence qu’il a exercée sur plusieurs générations de scientifiques est peut-être plus frappante encore. Parmi d’autres, David Brillinger, Arthur Dempster et Stephen Fienberg ont souvent rappelé le rôle que Don avait joué dans leur choix de carrière. Trois médaillés d’or de la SSC, Irwin Guttman (1955), Ivan Fellegi (1961) et David Andrews (1968), figurent au nombre des doctorants encadrés par Don, mais aussi Keith Hastings (1962), célèbre pour son algorithme, Ross Prentice (1970), qui a dirigé la Division des sciences de la santé publique à l’Université de Washington, Kai-Wang Ng (1975), professeur à l’Université de Hong-Kong, Grace Yi (2000), ex-rédactrice en chef de la RCS, et bien d’autres chercheurs en statistique travaillant à Toronto et ailleurs au pays. Don avait en outre un lien privilégié avec Nancy Reid, âme sœur avec laquelle il a publié plus de 50 articles et a eu deux filles.

Young Fraser in the woods La vie personnelle de Don a rivalisé d’intensité avec ses réalisations professionnelles. C’était un homme d’une curiosité insatiable, toujours à la recherche de l’exclusif et de l’insolite, très énergique et cherchant constamment à tester ses limites, tant mentales que physiques. Il parlait avec enthousiasme du voyage en canoë qu’il a fait dans la vingtaine à la Baie James et il est resté, tard dans sa vie, un nageur assidu, un amateur de ski nautique l’été et de motoneige l’hiver. Il avait par ailleurs un intérêt marqué pour l’architecture; au lac Temagami, où il a passé presque tous ses étés, il a supervisé la construction de chalets, de quais, etc. Sa passion pour le bâti est également immortalisée dans la « Maison Fraser », sise au 4 Old George Place, dans le quartier torontois de Rosedale, que le célèbre architecte R. J. Thom a conçue pour lui en 1964.

Don laisse dans le deuil son épouse Nancy, leurs filles Ailie et Donelle, cinq autres filles issues de mariages précédents, Julie, Danae, Maia, Andrea et Ailana (ces trois dernières sont professeurs de mathématiques dans des universités canadiennes), ainsi que plusieurs petits-enfants et arrière-petits-enfants. Il demeurera dans nos mémoires par les nombreuses contributions savantes qui ont fait de lui un titan de la statistique, l’influence bénéfique qu’il a eue sur tant de gens, dont plus de 350 descendants universitaires, et l’impression durable qu’il a donnée d’un homme brillant, travailleur, enthousiaste et énergique, joyeux, gentil et plein d’humour.

Dans son livre intitulé BIS: Quarante chroniques de l’Au-delà, David Eagleman soutient qu’il y a trois formes de mort : la première est physiologique, la seconde survient quand on dispose du corps et la troisième se produit le jour où le nom du défunt est prononcé pour la dernière fois. À l’aune de ce dernier trépas, Don Fraser survivra à la plupart d’entre nous.

Pour de plus amples détails sur la carrière de Don et ses opinions sur la statistique et la science,  consulter son entretien avec Tom DiCiccio et Mary Thompson paru dans le numéro de mai 2004 de Statistical Science (vol. 19, n ° 2, pp. 370-386). Une entrevue de Don est également disponible dans les archives vidéo de l’Association des statisticiens américains.

 

Christian Genest

Université McGill

Photos:
  • Don et Nancy, officiers de l’Ordre du Canada
  • Le jeune Fraser en forêt
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